CONTRÔLE SOCIAL

CONTRÔLE SOCIAL
CONTRÔLE SOCIAL

La notion de contrôle social touche à quelques-uns des problèmes essentiels de l’analyse sociologique, mais elle est particulièrement malaisée à définir. Dans son usage actuel, elle nous vient de la sociologie américaine. Aussi est-elle associée à des connotations proprement linguistiques, qui restent quelque peu étrangères à son acception française. En anglais, le mot control a un sens franchement positif. Contrôler signifie maîtriser. C’est ainsi que Talcott Parsons, dans une traduction d’ailleurs discutable, rend le mot allemand Herrschaft , «domination», dont Max Weber fait un si large emploi, par imperative control – ce que l’on pourrait approximativement restituer en français par «maîtrise contraignante». En français, le mot «contrôle» a un sens d’abord négatif. Contrôler, c’est surveiller, éventuellement empêcher. C’est ainsi qu’on parle du contrôle parlementaire ou du contrôle juridictionnel. Alain définissait le député comme un «contrôleur». Le droit public français a élaboré une série de notions comme excès de pouvoir, abus de pouvoir, à l’aide desquelles les tribunaux administratifs limitent les empiétements et l’arbitraire de l’administration sur ses agents et sur les assujettis.

Aperçu historique

Dans la sociologie américaine, l’intérêt pour le contrôle social fait son apparition dans les années vingt, et principalement dans deux domaines. Il se trouve mentionné dans les attitudes concernant la déviance et la criminalité. Mais on parle aussi de contrôle social à propos de l’apprentissage par les immigrants et les membres des minorités ethniques des modèles de conduite, de sensibilité et de pensée caractéristiques de la culture dominante pratiquée par les Américains ou fils d’Américains (American born ) de la classe moyenne. Si l’on s’en tient à un fonctionnalisme naïf, l’existence de criminels ou de déviants pose à la société un problème très grave: comment l’unité du groupe peut-elle être maintenue si les principes généraux et les valeurs communes autour desquels est réalisée l’intégration sociale sont ouvertement méconnus et défiés? Le problème du contrôle se pose d’abord en termes de «punitions» et de «récompenses». Ces sanctions positives et négatives sont-elles purement externes? Dans quelle mesure sont-elles intériorisées? Qui les administre? Sont-elles spécifiques, diffuses, formelles, informelles?

Dans cette première perspective, la question du contrôle est traitée comme un aspect du problème sociologique, tout à fait général, du consensus et de la conformité. Le contrôle social, c’est l’ensemble des ressources matérielles et symboliques dont dispose une société pour s’assurer de la conformité du comportement de ses membres à un ensemble de règles et de principes prescrits et sanctionnés. Les études sur l’apprentissage culturel amènent à enrichir cette notion de quelques importants aspects supplémentaires. Les sociologues des années vingt, qui étudiaient le milieu social très particulier constitué par les immigrants et leurs familles, observaient d’abord que les déviants et les criminels se recrutaient souvent parmi les nouveaux venus les moins assimilés et les moins acculturés. Le problème du contrôle social est alors envisagé du point de vue de l’apprentissage par l’individu des modèles culturels qui lui sont prescrits par la société dont il est membre. Cet apprentissage est plus ou moins facile et plus ou moins complet. Il a lieu dans des institutions plus ou moins spécialisées, que l’on peut qualifier de «primaires», comme la famille, l’école, le voisinage, les camarades (peer group ). À partir de ces observations, quelques questions se posent sur l’efficacité relative des diverses institutions ou instances auxquelles se trouve confié le contrôle social. Le contrôle par la famille est-il plus efficace que le contrôle par l’école? Plus précisément, les valeurs fondamentales de la société sont-elles mieux apprises, mieux comprises, mieux assimilées en milieu familial ou en milieu scolaire? Si les institutions primaires sont impuissantes à assurer l’apprentissage correct des modèles culturels, quelles autres institutions peuvent exercer sur les individus mal «socialisés» un contrôle adéquat?

Telles sont les questions abordées par les premiers travaux, assez largement empiriques et sociographiques, qui font usage de la notion de contrôle social. Bien que le mot soit aujourd’hui moins fréquemment employé qu’il ne l’a été, il évoque quelques problèmes tout à fait actuels et qui, en dépit de leur variété, manifestent une convergence significative.

Contrôle social et intériorisation de la norme

Si l’on s’en tenait aux vues les plus banales du sens commun, le contrôle que la société exerce sur ses membres se réduirait à un système de signes et de sanctions par lequel l’individu sensible, intelligent et prévoyant mettrait sa conduite en conformité avec les attentes de ses semblables et ses propres attentes sur le monde physique et le monde social. Il aurait tout intérêt à le faire puisque, s’il déviait par rapport à ces normes, il s’exposerait à des sanctions plus ou moins désagréables. Le contrôle social serait de même nature que celui que les lois physiques exercent sur notre comportement. L’enfant qui s’est brûlé le doigt est dissuadé de trop l’approcher de la flamme. Le gourmand qui a attrapé une indigestion apprend les avantages de la tempérance. De même, l’imprudent qui s’en est pris à plus fort que lui découvre, par la cuisante correction dont ses provocations ont été payées, qu’il aurait mieux fait d’y regarder à deux fois.

Ce schéma, né d’un strict déterminisme de l’environnement et d’un psychologisme utilitaire, est tout à fait insuffisant. D’abord, les stimuli externes – sociaux et non sociaux – sont souvent ambigus. En deuxième lieu, l’individu a une capacité d’information, et par conséquent de prévision, limitée. En troisième lieu, son échelle de préférences n’est pas fixée une fois pour toutes. Si sa conformité aux lois de la nature physique et sociale n’était garantie que par un jeu de sanctions purement externes, cette conformité resterait partielle et précaire. Partielle, parce que le domaine couvert par les sanctions externes, et notamment les réponses positives ou négatives que font nos partenaires à nos initiatives, est limité. «Pas vu, pas pris», dit la sagesse populaire. Si je peux me soustraire aux sanctions en rendant ma déviance inaperçue, sinon imperceptible, je n’ai aucun intérêt à conformer ma conduite aux attentes des autres si cette conformité m’apparaît coûteuse, alors que ma déviance m’apparaît sans risque. En outre, la congruence entre mes préférences et les attentes des autres, si elle repose uniquement sur un échange de sanctions entre eux et moi, est précaire, puisque leurs attentes me concernant aussi bien que mes propres préférences peuvent changer.

Aussi, pour être efficace, le contrôle qu’exerce la société sur les individus ne peut-il être purement externe. La sociologie classique, celle de Durkheim par exemple, parlait de l’éducation morale comme de la «contrainte» la plus subtile et la plus raffinée dont dispose la société à l’égard de ses membres. Par des chemins différents, Freud en venait à une vue tout à fait voisine. C’est l’identification de ses membres à un modèle commun qui assure l’unité symbolique d’institutions comme l’armée ou l’Église. Mais l’identification n’est pas seulement un résultat, c’est un processus réglé par un certain nombre de mécanismes. Je veux devenir mon père pour avoir ce que je n’ai pas, pour être ce que je ne suis pas. Toute une série de rapports s’établissent entre les acteurs, les motifs qui les opposent ou les associent, les valeurs communes autour desquelles se construit le surmoi. La régulation du comportement est en particulier assurée par le principe de réalité et, à ce titre, on peut parler d’un contrôle par l’environnement. Mais notre comportement répond aussi à d’autres exigences internes, dont les unes, rebelles à tout contrôle, cherchent à se satisfaire en s’exprimant le plus immédiatement, le plus complètement possible, et les autres, apprivoisées, socialisées, entrent dans des stratégies plus complexes et à plus longue portée. Si l’on pousse maintenant la pensée de Freud dans le sens où Parsons l’a interprétée, on dira que le contrôle social repose sur la capacité de l’acteur à jeter sur ses propres actes le regard qu’un autre acteur tout à fait quelconque leur adresserait. Et pour que ce regard n’apparaisse pas à ego comme une intrusion, littéralement une tentative de viol (ce qu’il est chez Sartre dans L’Être et le Néant ) ou de séduction, il faut qu’ego et autrui se reconnaissent comme relevant dans leurs transactions d’un même système normatif, également acceptable pour l’un et l’autre.

Le contrôle social n’est donc pas plus réductible à une violence, même symbolique, qu’il ne l’est à une contrainte physique. C’est ce qu’avait très bien compris Durkheim quand, après avoir fait de l’éducation morale un des ressorts du contrôle social, il soulignait que l’éducation, loin d’être un pur dressage, fait appel à l’autonomie de l’individu. Cette autonomie n’est pas du tout transcendantale, et Durkheim se garde bien de l’opposer à toute forme d’apprentissage et de socialisation. Ce qu’il entend par autonomie, c’est la capacité de l’individu à s’assumer lui-même dans ses œuvres et à coopérer au pilotage de son propre développement, à se reconnaître lui-même dans la loi à laquelle il obéit, et à découvrir en celle-ci une exigence de sa propre réalisation. Mais cela n’est possible que si la contrainte sociale est, au sens profond du terme, morale, c’est-à-dire si elle institue entre ego et autrui des rapports de solidarité et de réciprocité.

Aucune violence, même symbolique, n’est durablement efficace si la règle qu’elle sanctionne institue entre les membres de la société des rapports d’échange systématiquement désavantageux à une partie et systématiquement profitables à l’autre. C’est Freud lui-même qui, retrouvant l’intuition centrale de Hobbes, voit dans la loi un renoncement mutuel et simultané de tous et de chacun aux avantages qui ne peuvent être acquis qu’au détriment des autres: «Je renonce à me faire du bien en te faisant du mal – à condition que tu renonces toi-même dans les mêmes termes.» Le contrôle social suppose une loi qui n’est acceptable que si elle définit certaines obligations communes et réciproques.

Contrôle social et contrôle cybernétique

Depuis les années cinquante, l’analogie cybernétique a beaucoup intrigué les sociologues. À ce propos, comme en tant d’autres occasions, plus d’un s’est laissé prendre au piège des analogies. On peut partir d’un exemple très simple, comme celui du thermostat. Une information – la température de la pièce dans laquelle est installé l’appareil – transmise à la chaudière, remet celle-ci en route sans l’intervention d’un chauffeur qui aurait eu d’abord à constater l’abaissement de la température, puis, dans un second temps, à rallumer le feu afin de ramener la température à un niveau convenable. Le thermostat permet une utilisation directe de l’information, qui commande une série d’opérations programmées capables de ramener le système thermique à l’état qui lui est assigné. Plusieurs caractéristiques du thermostat ne pouvaient manquer de retenir l’attention des sociologues: d’abord, l’automaticité du contrôle, qui permet d’envisager le moment fabuleux où non seulement les machines tourneront toutes seules, mais encore où elles ne feront que ce qui leur a été enjoint par l’ingénieur qui les a conçues. En second lieu, la substitution de l’information à l’énergie comme ressource susceptible de déclencher et d’alimenter le processus. Ainsi se trouvera réalisée, par le moyen d’une organisation ou d’une programmation intelligente, une formidable économie d’énergie, en même temps qu’un parfait asservissement du processus aux objectifs fixés par l’utilisateur et le bénéficiaire.

Des situations comparables avaient été observées en biologie, qui avaient en leur temps fasciné les sociologues. Le biologiste Cannon avait observé à la fois la constance du milieu naturel chez les êtres vivants (dans le cas du sang, sa température, sa composition) et l’existence de mécanismes tendant à remettre les choses en l’état si, par suite d’une perturbation extérieure, elles avaient été dérangées. Mais l’homéostasie, telle que la décrivait Cannon, ne constituait qu’un des aspects de la régulation des êtres vivants, et, en outre, cette régulation, si rigoureuse soit-elle, n’est pas, à la différence des automates, sous l’emprise d’une volonté artisane travaillant sur ses propres plans et pour son propre bénéfice.

Dans quelle mesure l’analogie homéostatique et l’analogie cybernétique éclairent-elles les problèmes de contrôle social? Elles nous rendent sensibles à l’existence de points critiques, en deçà et au-delà desquels un système perdrait sa cohérence et son identité. Elles nous signalent aussi l’existence de ce qu’on peut appeler une tension vers la cohérence (strain toward consistency ), qui ramène plus ou moins durablement le système social vers certaines positions dont il ne peut trop s’écarter sans se rompre. Le mécanisme des prix a été souvent décrit comme une régulation inconsciente – bien qu’elle dérive d’une grande quantité de décisions individuelles tout à fait calculées – qui assure l’équilibre et éventuellement l’égalité entre les quantités d’un bien offertes et les quantités demandées sur un marché donné. On peut, de la même manière, traiter les sanctions sociales, positives et négatives, comme le mécanisme grâce auquel est maintenue l’intégrité des normes, par l’exclusion des déviants – ou du moins leur mise à la marge de la société.

Mais ces analogies doivent être faites avec beaucoup de précaution. D’abord, l’automaticité des mécanismes sociaux n’est pas rigoureusement garantie. On le voit sur l’exemple des marchés, où les «imperfections» sont apparues de plus en plus nombreuses et de plus en plus graves au fur et à mesure que se perfectionnaient l’observation et la théorie. Il y a une raison à cela, qui tient à l’importance de l’interaction humaine dans les processus de régulation sociale. On admet alors que toute une série d’effets inattendus, et éventuellement «pervers», sont susceptibles de se produire, qui, au lieu de ramener le système social vers sa position d’équilibre, peuvent l’en éloigner de plus en plus dangereusement. Les phénomènes de panique financière, auxquels on a longtemps accordé une très grande importance dans le déclenchement des crises cycliques, en est un bon exemple. L’anticipation de la crise contribue à rendre inévitable le déclenchement de la crise. Il existe aussi des situations moins extrêmes, la lente dérive de certaines institutions, où les anticipations, au lieu de contrôler un processus social, l’altèrent au point d’en dénaturer le sens et la visée. Beaucoup de politiques publiques bien intentionnées, en matière d’éducation, de transferts sociaux, conduisent à des résultats très différents de ceux qui avaient été recherchés et annoncés. Gardons-nous des métaphores prométhéennes sur l’action que la société est censée exercer sur elle-même, ses produits et sa production.

Il faut, en définitive, n’employer l’expression de contrôle social qu’avec beaucoup de prudence. Si l’on veut dire que les individus, ou du moins les plus actifs d’entre eux, cherchent à orienter l’activité des autres et la leur dans le sens qui leur convient, on a tout à fait raison; mais on ne fait guère plus que reconnaître la dimension intentionnelle, «stratégique», de toute action sociale. Si l’on veut dire que les autorités sociales, de leur côté, s’emploient à canaliser le comportement des individus dans les voies et canaux socialement prescrits, il n’y a pas non plus de mal à le faire; mais on ne fait que rappeler la tendance à la conformité – sinon au conformisme –, qui constitue une dimension caractéristique de toute existence sociale. Enfin, si l’on veut dire que les institutions exercent toutes sortes de pressions et de contraintes sur nous, on a encore raison, bien que ce ne soit pas non plus une très grande nouveauté. Bref, que la société puisse être analysée comme un ensemble de mécanismes de contrôle, à la fois incitatifs et limitatifs, qui mettent en jeu les initiatives et les ressources des individus, les contraintes collectives et les obligations morales, il faut en convenir; mais il faut surtout être attentif à deux choses: l’étendue dudit contrôle, et la nature des ressources qu’il met en jeu. On s’aperçoit alors qu’il n’est jamais total et que la maîtrise que les hommes ont sur leur société, et celle que la société a sur eux, sont l’une et l’autre faibles et incertaines.

Contrôle social ensemble des mécanismes régulateurs de la vie sociale qui visent à contraindre les membres d'un groupe ou d'une société à agir selon des modèles préétablis.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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